9 juin 1891, le jour où Gauguin devient taata-vahine

9 juin 1891, le jour où Gauguin devient taata-vahine

Il y a 134 ans, Paul Gauguin débarque à Papeete avec ses cheveux longs et sa mise négligée. Les Tahitiens le surnomment aussitôt « taata-vahine ». Cette première rencontre révèle le début d’une transformation qui marquera à jamais l’art occidental et l’histoire de la Polynésie française.

 

 

Le 9 juin 1891, jour de ses 43 ans, Paul Gauguin pose le pied sur le quai de Papeete après un voyage de plus de deux mois depuis Marseille. Dans ses malles : un fusil pour chasser, deux guitares, une mandoline, son « musée de papier », un assortiment de gouges et des ciseaux de sculpteur sur bois, ainsi que 3 000 francs. L’ancien agent de change devenu peintre fuit une Europe qu’il juge oppressante, en quête d’un Eden polynésien fantasmé où il pourra « vivre d’extase, de calme et d’art ».

Le lieutenant d’infanterie de marine Paulin Jénot l’accueille et l’aide à trouver un logement. Mais Gauguin à Tahiti ne passe pas inaperçu. Avec ses cheveux longs et son accoutrement bohème, il déclenche les rires sur le quai de Papeete. Les habitants le surnomment « taata-vahine » – homme-femme en tahitien – révélant d’emblée le décalage entre ses attentes et la réalité du fenua.

Face à ce petit monde colonial « bien trop étriqué à son goût », Gauguin se résout à changer d’apparence. Il se coupe les cheveux et achète un costume blanc, premiers signes d’une transformation qui dépassera largement le simple changement vestimentaire. Car ce jour du 9 juin 1891 ne marque pas seulement l’arrivée d’un peintre en Polynésie, mais le début d’une métamorphose artistique et existentielle qui révolutionnera l’art occidental.

La fuite d’un artiste en quête d’absolu

Avant son départ pour Tahiti, Gauguin confie déjà à sa femme ses attentes de l’ailleurs exotique. En février 1890, il écrit : « Puisse venir le jour où j’irai m’enfuir dans les bois sur une île de l’Océanie ». Cette quête d’authenticité le pousse à rejeter une civilisation occidentale qu’il juge corrompue par l’argent et les conventions sociales.

L’artiste de 43 ans embarque le 1er avril 1891 sur l’Océanien depuis Marseille, après avoir quitté Paris depuis la gare de Lyon le 31 mars. Le voyage dure plus de deux mois, avec un arrêt en Nouvelle-Calédonie. Gauguin à Tahiti arrive avec des rêves plein la tête et un équipement hétéroclite qui témoigne de ses multiples ambitions artistiques.

« Ma vie matérielle une fois bien organisée, je puis, là-bas, me livrer aux grands travaux de l’art, dégagé de toutes les jalousies artistiques », écrit-il au peintre danois Jens Ferdinand Willumsen fin 1890.

Papeete, première désillusion

La réalité tahitienne rattrape rapidement l’artiste. Papeete, qu’il espérait authentique et préservée, lui apparaît comme une « caricature imposée de l’Europe ». La capitale coloniale, avec ses fonctionnaires français et ses habitudes occidentales, ne correspond en rien à l’Eden primitif qu’il recherchait.

Les premières semaines sont difficiles. Gauguin à Tahiti doit s’adapter aux codes sociaux locaux tout en cherchant sa voie artistique. Il écrit à sa femme Mette : « Voilà vingt jours que je suis arrivé, j’ai déjà vu tant de nouveau que je suis tout troublé. Il me faudra encore quelque temps pour faire un bon tableau. »

Les commandes de portraits escomptées n’arrivent pas. En trois mois, il n’en réalise qu’un seul, celui de Suzanne Bambridge pour 200 francs, qui ne fait pas l’unanimité. Cette situation financière précaire le pousse à chercher ailleurs son inspiration.

L’invitation providentielle à Paea

Désireux de découvrir autre chose que la capitale, Gauguin accepte l’invitation de l’instituteur Gaston Pia, installé à Paea, à une quinzaine de kilomètres au sud de Papeete. Il y passe plusieurs semaines délicieuses, découvrant une Tahiti plus authentique que celle de la capitale.

Cette expérience à Paea lui révèle l’existence d’une Polynésie différente, plus proche de ses attentes. C’est là qu’il commence à comprendre que Gauguin à Tahiti devra s’éloigner des centres urbains pour trouver l’inspiration qu’il recherche.

Mataiea, la découverte du « vrai Tahiti »

En septembre 1891, Gauguin part à la recherche d’un nouvel endroit pour s’établir. Il a en tête plusieurs critères précis :

  • La beauté des lieux et la présence de la mer
  • Une certaine authenticité culturelle
  • La possibilité de vivre entouré d’indigènes
  • L’accessibilité par la route

Ce paradis sur terre, il le trouve à Mataiea, à 45 kilomètres de Papeete et à cinq heures de carriole. Ce village installé au bord d’un lagon, au sud de l’île, présente le triple avantage d’être desservi par une route, d’accueillir quelques Européens et de se trouver dans un district catholique.

À peine arrivé, Gauguin sait qu’il veut s’y établir. Il y construit un faré, maison traditionnelle en bambous et feuilles de cocotier, marquant symboliquement son adoption du mode de vie polynésien.

L’immersion dans la culture tahitienne

À Mataiea, Gauguin à Tahiti découvre progressivement la vie locale. Il apprend les coutumes tahitiennes où il est normal de manger et même dormir dans n’importe quelle maison, où les rapports humains sont simples et directs, malgré la barrière de la langue qu’il ne parviendra jamais vraiment à surmonter.

Chaque jour, il arpente les alentours carnet en main, s’imprégnant de cette vie nouvelle. Il esquisse plantes et animaux exotiques, attitudes, corps et visages tahitiens. Comme il l’explique dans Noa Noa : « Tout m’aveuglait, m’éblouissait dans le paysage. »

Sa méthode de travail se précise :

  • Observation quotidienne avec carnet de croquis
  • Études d’après nature des modèles locaux
  • Composition en atelier des toiles définitives
  • Recherche des couleurs les plus éclatantes

La révolution artistique de Gauguin

L’environnement polynésien transforme radicalement l’art de Gauguin. Il s’efforce de « traduire l’incroyable vibration qui émane de la lumière tropicale » avec des couleurs révolutionnaires : nappes de jaune de chrome, de bleu et d’indigo, complémentaires et dynamiques, rehaussées de vermillon.

Ses premières œuvres tahitiennes montrent des Tahitiennes occupées à de simples tâches quotidiennes. Gauguin à Tahiti développe un style unique où les lourdes silhouettes hiératiques s’inscrivent dans une harmonie parfaitement orchestrée, chacune ayant son espace propre.

Paul Gauguin, "Aha Oe Feii ? (Eh quoi ! Tu es jalouse ?)", 1892, huile sur toile, 66 × 89 cm,
Paul Gauguin, « Aha Oe Feii ? (Eh quoi ! Tu es jalouse ?) », 1892, huile sur toile, 66 × 89 cm, Musée Pouchkine, Moscou. Cette œuvre illustre parfaitement la traduction par Gauguin de l’idée de « fiu » (langueur tropicale tahitienne), faite de mystère et d’animalité avec un zeste de mélancolie. La femme nue impassible incarne cette sensualité polynésienne que l’artiste cherchait à capturer dans ses toiles de Mataiea.

 

« Je commençais à travailler, notes, croquis de toutes sortes. Tout m’aveuglait, m’éblouissait dans le paysage », témoigne-t-il dans ses mémoires.

Les femmes tahitiennes, muses controversées

 

Paul Gauguin, "Femmes de Tahiti", 1891, huile sur toile, 69 × 91 cm
Paul Gauguin, « Femmes de Tahiti », 1891, huile sur toile, 69 × 91 cm, Musée d’Orsay, Paris. Cette composition typique du début du premier séjour tahitien de Gauguin montre deux Tahitiennes dans leurs tâches quotidiennes : l’une tresse des fibres de palmier, l’autre se repose les yeux fermés. Les « lourdes silhouettes hiératiques » s’inscrivent dans une harmonie parfaitement orchestrée, révélant déjà la transformation artistique de Gauguin au contact du fenua.

 

Gauguin prend un plaisir particulier à observer les femmes tahitiennes qui « se meuvent et se tiennent d’une manière si particulière ». Il fait tout ce qu’il peut pour obtenir de ses voisines qu’elles posent pour lui, étudiant leurs silhouettes massives, leurs mises, leurs visages invariablement impassibles.

En 1891, il rencontre la famille de Teha’amana, qu’il surnomme Tehura, une Tahitienne de 13 ans qu’il prend pour épouse alors qu’il en a 44. Cette relation, comme ses liaisons ultérieures avec de très jeunes Polynésiennes, suscite déjà la colère des autochtones et soulève aujourd’hui de légitimes questions éthiques.

Ces relations problématiques n’enlèvent rien à l’impact artistique de ses œuvres. Gauguin à Tahiti crée des compositions typiques où il traduit cette idée de langueur propre aux tropiques, appelée fiu en tahitien, faite de mystère et d’animalité avec un zeste de mélancolie.

Entre réalité et fantasme créatif

L’approche de Gauguin mélange observation ethnographique et création pure. Son but n’est pas de livrer des témoignages fidèles de la civilisation tahitienne mais de l’évoquer « à travers ses visions poétiques et subjectives ». Il s’autorise toutes les libertés créatrices, n’hésitant pas à imaginer des idoles et des statuettes qui n’ont jamais existé.

Cette liberté artistique lui permet de créer des œuvres comme « Mata Mua (Au temps jadis) », véritable hymne au mode de vie naturel qu’il recherchait. Mais elle révèle aussi ses limites : Gauguin ne rencontre finalement que les vestiges d’un passé glorieux, en voie d’extinction à cause de la colonisation française et de l’action des missionaires.

Paul Gauguin, "Nafea Faa Ipoipo ? (Quand te maries-tu ?)", 1892, huile sur toile, 102 × 78 cm,
Paul Gauguin, « Nafea Faa Ipoipo ? (Quand te maries-tu ?) », 1892, huile sur toile, 102 × 78 cm, collection privée. Une des œuvres les plus célèbres de la période tahitienne de Gauguin, cette toile montre deux jeunes Tahitiennes dans un paysage idyllique. La question du titre semble posée par la femme en arrière-plan à sa compagne, dont le désir de mariage est suggéré par la fleur portée derrière l’oreille, selon la tradition tahitienne.

 

Le retour en France et les désillusions

En juin 1893, après deux ans à Tahiti, Gauguin rentre en France avec une soixantaine de toiles. Ce premier séjour a été artistiquement fructueux mais financièrement décevant. En Europe, il organise des expositions de ses œuvres tahitiennes qui rencontrent un succès mitigé.

Les difficultés financières et l’incompréhension du public parisien le poussent à repartir. En 1895, Gauguin à Tahiti revient définitivement, cette fois avec la ferme intention de ne plus jamais rentrer en Europe.

L’exil définitif aux Marquises

En 1901, Gauguin quitte Tahiti pour les îles Marquises, s’installant à Atuona sur l’île de Hiva Oa. Il y fait construire sa « Maison du Jouir », nom provocateur qui résume son état d’esprit. Aux Marquises, il trouve une Polynésie encore plus préservée, plus proche de ses rêves d’authenticité primitive.

Mais les dernières années sont difficiles. Rongé par la maladie (syphilis, eczéma purulent), l’alcoolisme et la toxicomanie à la morphine, Gauguin multiplie les conflits avec l’administration coloniale. Il refuse de payer ses impôts et incite les indigènes à l’imiter, s’attirant procès et amendes.

Le 8 mai 1903, Paul Gauguin meurt à Atuona à l’âge de 54 ans. Il est enterré au cimetière du Calvaire, où sa tombe côtoie aujourd’hui celle de Jacques Brel. Les blocs de lave volcanique rouge et noir qui composent sa sépulture témoignent de son ancrage définitif dans le fenua.

Un héritage artistique durable

Au total, Gauguin aura passé 12 années en Polynésie française, réparties en deux séjours distincts. Ces années polynésiennes transforment radicalement son art et donnent naissance à ses œuvres les plus célèbres, peintes dans un dénuement extrême mais avec une liberté créatrice totale.

Aujourd’hui, l’héritage de Gauguin à Tahiti continue de fasciner. Le futur espace scénographique de Papeari, dont l’ouverture est prévue fin 2025, témoigne de l’importance durable de l’artiste pour la Polynésie française. Ce nouveau lieu culturel ambitionne de présenter Gauguin avec un regard polynésien, valorisant la perspective du fenua sur cette période artistique exceptionnelle.

L’histoire de Paul Gauguin en Polynésie reste celle d’une rencontre complexe entre un artiste occidental en quête d’absolu et une terre du Pacifique qui a transformé à jamais sa vision du monde. Une rencontre qui a commencé ce 9 juin 1891, quand un homme aux cheveux longs est devenu « taata-vahine » sur le quai de Papeete.


À propos de l'auteur :

Hina
Hina Teariki

Hina Teariki est une journaliste polynésienne de 38 ans, née et élevée à Papeete. Diplômée en journalisme de l'Université de la Polynésie française, elle a commencé sa carrière en 2008 comme pigiste pour divers journaux locaux avant de rejoindre Tahiti Presse en 2010. Passionnée par la culture et l'environnement polynésiens, Hina s'est spécialisée dans les reportages sur le développement durable, le changement climatique et la préservation des traditions locales. Elle est connue pour son style d'écriture engagé et ses enquêtes approfondies sur les enjeux sociaux et écologiques du fenua.

Hina Teariki est une journaliste polynésienne de 38 ans, née et élevée à Papeete. Diplômée en journalisme de l'Université de la Polynésie française, elle a commencé sa carrière en 2008 comme pigiste pour divers journaux locaux avant de rejoindre Tahiti Presse en 2010. Passionnée par la culture et l'environnement polynésiens, Hina s'est spécialisée dans les reportages sur le développement durable, le changement climatique et la préservation des traditions locales. Elle est connue pour son style d'écriture engagé et ses enquêtes approfondies sur les enjeux sociaux et écologiques du fenua.

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