Après six mois d’auditions et l’écoute de près de 130 personnes, la commission d’enquête parlementaire sur les essais nucléaires en Polynésie française a rendu ses conclusions ce mercredi 18 juin 2025. La députée Mereana Reid Arbelot (Gauche démocrate et républicaine), rapporteure de la commission, propose une démarche sans précédent : inscrire dans la loi organique de 2004 une « demande de pardon sincère et sans repentance de la Nation à l’égard de la Polynésie française ».
Cette recommandation, loin d’être symbolique, s’accompagne de 44 autres mesures concrètes visant à réformer le système d’indemnisation des victimes et à reconnaître pleinement l’impact des trois décennies d’expérimentations nucléaires sur la société polynésienne. Le président de la commission, Didier Le Gac (Ensemble pour la République), a souligné que « la France est éternellement redevable aux Polynésiens » et que « sans la Polynésie française et sans les Polynésiens, la France ne disposerait pas aujourd’hui d’une arme atomique ».
Cette demande de pardon officielle répond aux attentes exprimées dans les archipels depuis des décennies et s’inscrit dans la continuité des déclarations d’Emmanuel Macron en juillet 2021, reconnaissant que « la Nation a une dette à l’égard de la Polynésie française ». Pour la société polynésienne, cette reconnaissance représente bien plus qu’un geste politique : elle ouvre la voie à une justice attendue par les milliers de familles encore en quête de vérité sur cette période douloureuse de l’histoire du fenua.
Une reconnaissance attendue depuis des décennies
Le rapport, adopté à l’unanimité moins l’abstention du Rassemblement national par refus de toute « repentance », constitue un tournant majeur dans la relation entre l’État français et la Polynésie française. Cette demande de pardon doit être inscrite dans la loi organique de 2004 portant statut d’autonomie de la Polynésie, les parlementaires estimant que c’est « au Parlement d’effectuer ce geste au nom de la nation ».
« Cette demande n’est pas un simple symbole, ni une demande de repentance. Elle doit être une démarche sincère, étape fondamentale dans le cadre d’un processus de réconciliation entre la Polynésie française et l’État »
Les députés considèrent ce pardon comme un « acte sobre » qui doit permettre de « traiter ce pan de notre histoire dans l’apaisement ». La rapporteure Mereana Reid Arbelot s’est félicitée d’avoir « contribué à lever une partie du voile sur une période longtemps marquée par le silence et l’opacité ».
45 recommandations pour transformer l’indemnisation
Réforme de la loi Morin de 2010
Le rapport formule 45 recommandations concrètes issues de l’audition de près de 130 personnes depuis janvier 2025. Parmi les mesures phares figure l’évolution de la loi Morin de 2010 qui régit actuellement l’indemnisation des victimes.
Depuis l’entrée en vigueur de cette loi, seules 1 026 personnes ont été reconnues comme victimes en 13 ans, alors que 150 000 personnels civils et militaires ont participé aux campagnes d’essais et que la population polynésienne dépassait 210 000 personnes à la fin des expérimentations.
Extension des pathologies reconnues
La commission recommande l’extension de la liste des pathologies indemnisables, actuellement limitée à 23 maladies contre 36 reconnues par l’ONU. Cette révision se ferait « via un organisme associant experts, décideurs politiques et représentants des victimes » et non plus par simple décret.
Le nombre de pathologies « hors décret » ne cesse d’augmenter : 483 en 2023 contre 380 en 2022, soulignant la nécessité d’élargir les critères de reconnaissance.
Suppression du seuil de radiation
Les parlementaires préconisent la révision du seuil de radiation de 1 millisievert, jugé trop restrictif. Ce critère pose problème car les données pour le définir ne sont souvent pas disponibles, comme en témoigne Alberto Bono, ancien militaire : « Quand j’ai voulu avoir les résultats, j’ai mis 15 ans parce qu’il y avait une obstruction forte de l’armée et du CEA ».
Des chiffres qui interpellent
Année |
Nouvelles demandes |
Victimes reconnues |
Montant total (millions €) |
2022 |
328 |
174 |
Non communiqué |
2023 |
564 |
151 |
12,2 |
Ces statistiques révèlent un paradoxe : l’augmentation des demandes (+72% en Polynésie entre 2022 et 2023) ne se traduit pas par une hausse proportionnelle des reconnaissances. Seuls 40% des dossiers d’indemnisation aboutissent actuellement, alors que 12 000 Polynésiens ont travaillé sur les sites des essais.
Un travail de mémoire nécessaire
Les parlementaires recommandent la création d’une commission d’historiens et de chercheurs pour « mener un travail de fond centré sur l’étude de toutes les archives concernant la politique d’expérimentation nucléaire française en Polynésie française ». Cette initiative vise à « constituer la matière historique nécessaire à l’enseignement du fait nucléaire et l’assise historique d’une mémoire commune ».
Cette démarche s’inscrit dans la lignée des efforts de transmission déjà engagés, notamment avec le dictionnaire nucléaire bilingue qui permet aux Polynésiens de « lire et comprendre l’histoire du nucléaire dans notre langue », comme l’expliquait récemment une enseignante de Raiatea.
Réactions contrastées face aux rapports scientifiques
La polémique du rapport INSERM
En parallèle, le rapport de l’INSERM de mai 2025, estimant que les données disponibles « ne mettent pas en évidence d’impact majeur des retombées des essais sur la santé » des Polynésiens, continue de faire polémique. Le président Édouard Fritch avait dénoncé un « climat ancien de déni teinté parfois de condescendance ».
L’association 193 a qualifié ce rapport de « négationnisme » : « 193 essais nucléaires, c’est l’équivalent de 800 bombes d’Hiroshima : dire qu’il n’y a pas eu d’effets, c’est du négationnisme », a déclaré le père Auguste Uebe-Carlson, président de l’association.
Cette polémique fait écho aux révélations de Tahiti Presse sur la campagne de communication du CEA à 90 000 euros pour défendre la version officielle, perçue comme une tentative de « réécrire l’histoire ».
L’enquête « Toxique » de Disclose
L’enquête journalistique « Toxique » publiée en mars 2025 estime que la radioactivité reçue par certains Polynésiens est « deux à dix fois supérieure » aux estimations du CEA. Selon cette investigation, « environ 110 000 personnes ont été dangereusement exposées à la radioactivité, soit la quasi-totalité de la population des archipels à l’époque ».
L’héritage des 193 essais nucléaires
Entre 1966 et 1996, la France a procédé à 193 essais nucléaires en Polynésie française, dont 46 atmosphériques, sous l’égide du Centre d’expérimentation du Pacifique (CEP). Ces expérimentations ont permis à la France de se doter de l’arme atomique, avec certaines bombes atteignant une puissance 120 fois supérieure à celle larguée sur Hiroshima.
Ces opérations ont causé une « déstructuration profonde de la société polynésienne » ainsi que des « conséquences sanitaires et environnementales majeures ». La Caisse de Prévoyance Sociale évalue le coût des pathologies radio-induites à plus d’un milliard d’euros.
Comme le rappelait Tahiti Presse dans son analyse des 30 ans de la décision Chirac, « le temps de la vérité et de la justice n’est pas encore venu » pour beaucoup de Polynésiens.
Prochaines étapes : vers une proposition de loi
Didier Le Gac préconise le dépôt d’une proposition de loi reprenant les principales recommandations du rapport à la prochaine rentrée parlementaire. Selon lui, le gouvernement est « plutôt favorable » à une évolution des critères d’indemnisation des victimes.
Le ministre des Outre-mer, Manuel Valls, interrogé sur l’opportunité pour l’État de « présenter des excuses » à la Polynésie, a déclaré : « À titre personnel, je n’y vois aucun problème [mais] seul le Président de la République pourrait, au nom de la continuité de l’État et compte tenu des choix effectués par ses prédécesseurs, décider d’accomplir un tel geste ».
Un tournant historique pour le fenua
Pour la société polynésienne, cette demande de pardon officielle représente bien plus qu’un symbole. Elle ouvre la voie à une reconnaissance pleine et entière des souffrances endurées et pourrait faciliter l’accès à la justice pour les milliers de familles encore en attente d’indemnisation.
Cette reconnaissance attendue depuis des décennies pourrait enfin permettre au fenua de tourner une page douloureuse de son histoire, tout en préservant la mémoire de cette période pour les générations futures. Comme l’a souligné le président Édouard Fritch, les conséquences des essais nucléaires restent « le caillou dans la chaussure » des relations entre l’État et la Polynésie, où les habitants se sentent « violemment et constamment agressés dans leur chair par les 193 tirs ».
Vingt-neuf ans après le dernier essai nucléaire à Fangataufa, cette demande de pardon marque peut-être le début d’une nouvelle ère dans les relations entre la France et son collectif d’outre-mer du Pacifique, fondée sur la vérité, la justice et le respect mutuel.